Tout a commencé le 8 août 2008. 8-8-8 : une date qui, selon l’horoscope chinois, était hautement porteuse de chance. On avait d’ailleurs choisi cette date pour inaugurer les Jeux Olympiques de Pékin. La cérémonie passait à la télévision quand le téléphone sonna… et ma vie s’écroula.

“Elle en a pour 3 mois maximum”… “Tumeur inopérable au poumon droit”… Je ne réalisai pas tout de suite que le médecin au bout du fil parlait de ma maman, qui se plaignait d’une sorte de bronchite depuis plusieurs semaines. Je n’entendais qu’un bourdonnement. J’étais ailleurs, je contemplais mon univers en train de s’effondrer.

20 août 2008. Maman rentrera à l’hôpital le 1er septembre. Pour nous préparer à cette « traversée du désert », je prends quelques jours de vacances avec Nicolas, mon mari, et nos trois enfants. Nous branchons le GPS sur Sainte Florine, petite ville d’Auvergne dont la Sainte a donné son prénom à notre petite dernière, âgée de 10 mois. Sympa la photo sur la plaque à l’entrée du village. Nos projets s’arrêtent là. Mais le Guide Michelin indique une attraction « trois étoiles » pas très loin : Le Puy en Velay. Allons donc voir…

Nous découvrons en purs touristes cette ville récemment promue comme point de départ des chemins de Saint Jacques en France. La cité est construite sur des pitons volcaniques. L’entrée dans la cathédrale se fait par un dédale de ruelles en montée, puis d’escaliers, puis… nous voici projetés au milieu du chœur, face à la statue de la Vierge Noire, minuscule et tellement imposante à la fois. Je ne suis ni très croyante, ni pratiquante, mais le lieu a un côté « magique » et la statue de la Vierge m’attire irrésistiblement.

Marie… le même prénom que ma Maman. C’est trop injuste, trop rapide, trop tôt. Elle qui hier encore était en pleine santé, réalisant de nombreux travaux dans son grand jardin. Pourquoi la vie lui est-elle retirée alors qu’elle a encore tant de belles choses à accomplir sur Terre ? Je dépose mon fardeau aux pieds de la Vierge, la priant de toute mon âme.

Je ne peux pas accepter ce qui m’arrive… pas maintenant, pas comme cela. Je ne suis pas prête ! J’ai un mari, deux enfants de 10 et 8 ans, je viens d’avoir un bébé, l’entreprise que j’ai lancée il y a 3 ans commence juste à décoller… En tant que fille unique, si Maman disparaît, il me faut reprendre la propriété familiale, abandonner mes projets professionnels, déraciner mes enfants, prendre mon mari en otage dans ce projet qui est encore moins le sien que le mien…

C’est très égoïste, je le sais, de penser à moi autant qu’à ma Maman. Mais, dans cette histoire, j’ai l’impression que c’est moi qui doit être « sauvée ». Même si c’est impossible. Même si tous les médecins sont formels. Même si les miracles n’existent pas. Je vous en supplie, faites « quelque chose » !

Je me retourne, apaisée d’avoir pu pousser ce cri de désespoir, et je remarque une statue de Saint Jacques entourée de bougies. A ses pieds, une urne reçoit les intentions que les pèlerins emporteront vers Compostelle. Je prends un petit carton et je demande au pèlerin qui portera mon message de prier chaque jour pour Maman. Je réalise que j’ai vraiment besoin d’aide et je m’accroche à cet inconnu comme à une bouée de sauvetage.

La cathédrale du Puy-en-Velay La statue de Saint Jacques à la cathédrale du Puy

28 août 2008. Notre famille a quitté l’Auvergne pour une halte de quelques jours en Catalogne. Cette nuit-là, j’entends mon portable sonner, mais je n’ai pas envie de me lever. C’est sûrement une erreur… Le matin, de nombreux appels en absence s’affichent à l’écran, et ma messagerie contient un message qui me glace le sang : « Ton Papa a eu un accident de parapente au Lac d’Annecy ». Fébrilement, je compose le rappel automatique : je n’ose demander « Est-il … ? ».

La gendarmerie l’a retrouvé mort, enroulé dans son aile, après plusieurs heures de recherches en l’hélicoptère. Lui qui venait de battre le champion de France lors d’une compétition de vol libre, il a été pris dans des turbulences, est parti en vrille et a atteint le sol juste après avoir sorti son parachute de secours. Tombé en plein vol, dans sa passion et dans la gloire. Pour lui, la plus belle mort possible, j’en suis convaincue. Mais nous ne nous sommes pas dit « au revoir ». Et je ne lui ai jamais dit « Je t’aime ».

Pas de temps pour les regrets, il faut gérer la situation. Prévenir Maman qui n’est pourtant pas en état de recevoir une telle nouvelle. Expliquer la situation aux enfants. Quitter les vacances en catastrophe pour remonter vers la Savoie. Les enfants pleurent, on leur avait promis une journée dans un parc aquatique. Que vivent-ils à l’intérieur ? Et Nicolas, si proche de son beau-père, qui vit un profond chagrin, en silence, plongé sur son volant.

Reconnaître le corps de Papa, récupérer sa voiture à la gendarmerie, vider sa chambre, remballer sa vie dans des boites, distribuer son matériel de parapente à ses proches, organiser une fête en son honneur avec ses amis français, ramener son corps en Belgique, préparer ses funérailles, de la messe à la réception à la maison… Les jours qui suivent un décès sont très particuliers, on se demande d’où vient toute cette énergie pour faire face à la fois à la douleur et aux milliers de choses à gérer.

Papa

Papa

Pendant ces moments, le cœur est mis à nu, les perceptions sont aiguisées. Depuis mon arrivée dans sa chambre en Savoie, mon Papa est très présent. Il me fait des signes, il cache des messages à mon intention, il dérègle même le GPS de sa voiture pour me faire rentrer par des chemins détournés, pour prévenir quelques amis,… Sur la route vers la Belgique, son corps est dans le corbillard, quelques kilomètres devant ou derrière moi, mais son âme est accrochée au rétroviseur, où un long ruban blanc, venu de je ne sais où, claque au vent durant tout le trajet.

La cohabitation avec Maman est très difficile. Dans son désespoir, elle m’annonce qu’elle renonce à se battre contre sa maladie. En ces moments où je ne sais où donner de la tête, elle me reproche de trop m’occuper de l’enterrement de mon Papa et pas assez d’elle. Je sens une énorme colère monter en moi : certes je n’ai pas été capable d’aimer mon Papa de son vivant, mais personne ne m’empêchera de lui rendre l’hommage qu’il mérite, maintenant qu’il est mort.

La messe est dite, les enfants sont rentrés à l’école, la vie a repris son cours… Ce matin, Maman est à l’hôpital pour une série d’examens avant la « thérapie-bazooka-de-la-dernière-chance ». Je suis à Namur, précisément au coin de la Rue Saint-Jacques. Appel de Maman… « Sylvie, tu ne me croiras jamais ». En moi-même, à ce moment, je crois que sais déjà. « Mon médecin est très mécontent : il ne comprend rien à ce qui se passe… ». La tumeur au poumon a totalement disparu. Il n’y a… plus rien.

Je pense à mon Papa. Est-ce lui qui a réalisé ce miracle ? A-t-il intercédé pour sa femme, qu’il a, il est vrai, parfois rendue malheureuse de son vivant ? Aurait-il même donné sa vie pour elle ? Je n’ai pas besoin de comprendre. Ce que je sais, c’est que je vais partir à Compostelle. Je rentre dans la librairie en face de moi et j’achète tous les topo-guides du chemin de Saint-Jacques entre Le Puy-en-Velay et les Pyrénées !

En fin de journée, je vais rechercher Florine chez sa gardienne, à Marche-les-Dames, une jolie maison contre le parc d’une très ancienne abbaye, désaffectée depuis quelques années. Le petit chemin contre l’abbaye est un cul-de-sac. J’ai l’habitude d’y faire demi-tour pour me garer à l’écart de la grand route. Ce soir-là, en faisant ma manœuvre, j’ai l’œil attiré par un curieux autocollant rouge et banc, sur un poteau… Une coquille ! Je m’approche et je déchiffre « Les Chemins de Saint Jacques de Compostelle en Belgique ». Stupéfaction. Le chemin passe en Belgique. Et en plus à deux pas de chez moi…

Ma première coquille

Ma première coquille

Le lendemain matin, n’y tenant plus, je cache mes bottines dans la voiture et, après avoir déposé Florine chez la gardienne, comme pour une journée de travail tout à fait normale, je m’enfonce dans la forêt de Marche-les-Dames à la poursuite de ces mystérieuses coquilles. J’ignore totalement où je vais, mais je vais vers Saint-Jacques. Ca y est, je suis en chemin !

Il pleut sans arrêt ce matin-là, les chemins sont boueux, glissants, et après 3 coquilles, je me perds… Au radar, j’arrive toutefois à retrouver la piste et , trois heures plus tard, me voici toute dégoulinante, au coin de la rue Saint Jacques, en plein centre de Namur.

Même si ma tenue sale et détrempée détonne dans la petite cité bourgeoise, je me réfugie dans le bar à soupe où j’ai l’habitude de venir avec mes clients… En passant ma commande, j’annonce au patron, presque en boutade, que « Je suis en route pour Saint Jacques de Compostelle ». Au lieu de rire, ce dernier me regarde droit dans les yeux et déclare : « Un chemin de mille lieues commence toujours par un premier pas ». Alors c’est bien vrai, je suis en route…

Une fois ma soupe avalée, je file à la librairie qui m’a vendu hier les topo-guides de France. J’imagine qu’ils ne pourront pas m’éclairer sur le mystère des coquilles belges mais, à ma grande surprise, le vendeur sort deux autres guides de son comptoir, et m’explique que l’on peut traverser la Belgique d’est en ouest sur les chemins de Saint-Jacques.

En partant d’Aix-la-Chapelle ou de Maastricht, le pèlerin suit la Via Mosana (la voie de la Meuse) jusque Namur. Ensuite, le GR654 le conduit jusqu’à Vézelay… Je ne sais pas où c’est, mais le nombre de pages du guide me confirme que… c’est loin !

Il ne me reste plus qu’à tenir ma promesse et à me mettre en chemin. Pas question d’attendre l’été prochain, je veux partir là, tout de suite. Cela me semble matériellement impossible, avec un bébé que j’allaite matin et soir, des clients à satisfaire, deux enfants à l’école primaire, des engagements associatifs… mais je sais quelque part en moi qu’aucun obstacle ne pourra m’empêcher de partir pour aller dire « merci » pour ce miracle qui a sauvé ma vie.

Les étapes de mon chemin :

2008 Le chemin du deuil (Belgique de frontière à frontière)
2009 Le chemin du pardon (Rocroi – Vézelay – Bourges)
2010 Le chemin du dépouillement (Cologne – Hélécine)
2010 Le chemin du moment présent (Vézelay – Nevers – La Souterraine – Bourges – Gargilesse)
2011 Le chemin de l’allégresse (La Souterraine – Puente la Reina)
2012 Le chemin de la gratitude (Genève – Annecy – Le Puy – Conques)
2013 Le chemin sauvage (Conques – Rocamadour – Figeac – Roncevaux)
2014 Le chemin magique (Bayonne – BurgosCompostelle – Fisterra)

Et ensuite :

2015 Free Hugs for Peace (Compostelle – Col du Somport)
2016 Le chemin à vélo (Namur – Saint-Jean-Pied-de-Port – Lauzerte)

Arrivée à Lauzerte après 3500 km à vélo sur les chemins de France, août 2016

Mon arrivée à Lauzerte après 3500 km à vélo sur les chemins de France, août 2016

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